Nouveaux usages

Quand l’espace de travail devient réseau

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Le terme réseau (du latin retiolus, “petit filet”, diminutif de retis, “filet”) désigne, dans son sens le plus strict, un entrelacement de fils et de lignes.

Dans les domaines techniques (comme l’informatique et les télécommunications), il prend un sens plus large pour désigner “un ensemble de nœuds (ou pôles) reliés entre eux par des liens (ou canaux) afin de promouvoir l’échange des données et des informations, de partager des ressources, de transporter de la matière ou de l’énergie. Les nœuds peuvent avoir des fonctions plus ou moins complexes de distribution, de concentration, d’enrichissement, tandis que les canaux assurent une fonction de transport.”

En ce sens, un fonctionnement en réseau suppose l’entretien, l’enrichissement, l’enchaînement de chacun de ses points de contact de manière à rendre l’ensemble plus fort et efficace.

La littérature spécialisée présente trois types d’architecture de réseau informatique recensés :

  • Réseau centralisé : Dans le cas d’un réseau centralisé, nous avons un grand nœud central qui relie tous les nœuds subsidiaires. Donc pour passer d’un nœud A à un nœud B il faut systématiquement passer par le centre du réseau. Le centre est donc un point de contact unique pour le partage d’informations.
  • Réseau décentralisé : En ce qui concerne le réseau décentralisé, nous avons différents nœuds centraux qui ont chacun un groupe de nœuds subsidiaires. La pluralité de centres fait que si un nœud central particulier tombe en panne, le partage d’informations soit toujours possible à partir des autres groupes de nœuds.
  • Réseau distribué : Le réseau distribué est le réseau décentralisé poussé à l’extrême. Cela évite complètement toute centralisation. L’idée principale du réseau distribué réside dans le concept selon lequel chaque nœud est sur un même pied d’égalité de partage d’informations, qui peuvent prendre n’importe quelle route pour arriver à n’importe quelle destination.

Suivant cette typologie, nous vous proposons dans cet article de revenir sur trois types d’organisation et d’espaces de travail correspondants.

Le modèle centralisé : forme canonique de gestion et d’aménagement

Le modèle centralisé est le stade initial de l’organisation du travail et de l’aménagement des espaces de travail. Ce modèle, critiqué pour son caractère autocratique et fortement hiérarchique, apparaît comme forme hégémonique dans le tournant du XXe siècle avec l’intensification des processus d’industrialisation et d’urbanisation de la société.

Management vertical et gestion technique : contraindre et surveiller

C’est dans cette période que Frederick Winslow Taylor, dans un effort pour garantir une production optimale dans les entreprises, propose de créer la fonction d’ingénieur-organisateur dirigeant toute activité. Cette figure est chargée de définir pour chacun la “juste tâche” (qui maximise la production) et la “juste paie” (qui minimise les coûts). Le taylorisme est né : c’est l’idée d’une gestion verticale et fortement hiérarchique ainsi que d’une division parcellaire du travail pour chacun des salariés.

Taylor va ériger ce point de vue strictement patronal en postulat scientifique, en ce qu’il conduit à suivre et à mesurer avec grande rigueur l’activité de travail. Dans la vision de Taylor, l’homme est paresseux et intéressé ; ainsi, pour obtenir sa participation, il faut le contraindre et le surveiller.

Ce modèle de gestion de la main-d’œuvre est suivi par Henry Ford, pour qui le travail effectué dans l’entreprise doit exprimer la vision technique de l’ingénieur-dirigeant. La conception technique et scientifique de l’organisation du travail va finalement contribuer à la standardisation des tâches et au développement, par la suite, de l’industrie de masse.

Selon le modèle de management vertical tayloro-fordiste, qui marque le tournant du XXème siècle, l’organisation du travail vise l’efficacité du rendement immédiat au détriment de l’autonome des travailleurs, voire de leur liberté. La force des travailleurs est un instrument dont l’efficacité doit être facilement surveillée.

L’espace de travail tayloriste et le bureau à cloisons

Des sites industriels aux espaces de travail avec bureau à cloisons, la configuration de l’espace tayloriste répond en grande partie à l’objectif de contrôle des salariés, écho à la gestion verticale et techniciste du management. Différentes techniques d’aménagement visent à favoriser cette surveillance par les managers, dans une recherche – souvent ratée – de productivité.

Cette approche s’est incarnée dans l’aménagement de grands plateaux ouverts où chaque poste était observable par un contremaître ou manager depuis n’importe quel endroit de l’espace de travail. Ces postes étaient regroupés par tâche réalisée et par compétence des salariés. L’objectif étant de favoriser le flux de production des biens industriels ou de circulation des documents. En ce sens, l’aménagement de l’espace suivait la logique de la ligne de montage et du travail à la chaîne.

Par ailleurs, l’espace de travail d’inspiration tayloriste présentait l’avantage d’installer un plus grand nombre de postes par surface de bureau utile. Cependant, il n’est pas inutile de rappeler que la direction disposait toujours ses bureaux individuels. Cette organisation suit notre analogie du réseau centralisé, la direction regroupant le centre décisionnel de l’entreprise.

plan tayloriste espace devient reseau
Plan d’aménagement de l’intérieur de l’immeuble Larkin, à NY, le premier gratte-ciel de bureaux : un espace de travail typiquement tayloriste
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Des rangées de postes occupés par des secrétaires à l’intérieur de l’immeuble Larkin, à NY, le premier gratte-ciel de bureaux : un espace de travail typiquement tayloriste

Le modèle décentralisé : une réponse aux aspirations d’autonomie des salariés

Le modèle décentralisé est né suite aux mouvements sociaux des années 1960 et 1970 qui ont déclenché un élan d’autonomie et de participation chez les salariés. Dans un premier temps, ce nouveau modèle se développe dans un premier temps au Japon et en Europe. Ce n’est que plus tard que sa mise en place se déploie aux US, avec un moindre succès pour des raisons notamment socio-culturelles et économiques.

Management participatif et gestion démocratique : un progrès humaniste

Dans les années 60, de nombreux modèles de management davantage centrés sur l’humain commencent à prospérer. Paradoxalement, la période est à la rationalisation des tâches, mais aussi à la mobilisation des “ressources humaines”, qui viennent inspirer les processus de recrutement et de gestion interne de l’entreprise. 

C’est l’industrie automobile qui impulse les principales innovations : autonomisation des équipes, simplification de la ligne hiérarchique, optimisation continue des process (appelée kaizen), rationnalisation des processus décisionnaires. Au Japon, le toyotisme (terme qui se réfère aux pratiques de l’entreprise japonaise Toyota) s’intéresse au collectif et à la responsabilisation de chacun individu dans le diagnostic et la résolution de problèmes. La flexibilité du toyotisme contraste alors avec la rigidité du tayloro-fordisme et va progressivement se répandre vers d’autres domaines.

En Europe, la libération des mœurs et l’espoir d’une société plus égalitaire et pacifique (à la suite de la Seconde Guerre mondiale), poussent les entreprises à faire certaines concessions aux salariés. Le modèle de la cogestion émerge comme une forme de management plus juste et respectueuse de l’humain, beaucoup moins verticale que le système précédent. L’Allemagne prend le relais de cette gestion démocratique et prône une organisation dans laquelle tous ceux qui sont concernés par une décision doivent pouvoir y prendre part. Cela se traduit par des instances internes de représentation des salariés et un poids significatif dans les décisions auprès des dirigeants et actionnaires.

L’espace de travail bürolandschaft et d’autres modèles expérimentaux

C’est aussi de l’autre côté du Rhin, et motivé par ces expériences de gestion démocratique et plus humaine, qui se développe un type très particulier d’aménagement de l’espace de travail connu comme bürolandschaft (terme allemand pour “aménagement de bureau”). Considérée comme la première réinvention majeure du bureau depuis l’essor du taylorisme (50 ans plus tôt), cette innovation vise à briser les structures rigides et inefficaces des organisations bureaucratiques via une organisation spatiale du bureau orientée selon les besoins spécifiques des salariés.

En 1958, les frères Eberhard et Wolfgang Schnelle créent un groupe de conseil visant à aménager des bureaux selon cette philosophie. Cette ambition nouvelle change le statu quo : les rangées uniformes de postes de travail cèdent la place à un plan plus organique et naturel.

Avec la bürolandschaft des frères Schnelle, les managers sortent des bureaux pour gagner des plateaux ouverts avec les autres salariés. Les espaces sont séparés par des plantes et d’autres éléments végétaux. Des cloisons temporaires et mobiles sont installés pour répondre aux besoins ponctuels des équipes. Suivant encore une fois notre analogie du réseau, l’espace de travail est à ce moment là répond à une logique de décentralisation.

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Plan d’aménagement des bureaux de la société Osram, à Munich : un exemple de bureau orienté selon les principes de la bürolandschaft
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Des postes aménagés de manière plus organique et divisés par des plantes dans le bureau de la société Osram, à Munich : un exemple de bureau orienté selon les principes de la bürolandschaft

Le modèle distribué : la nouvelle donne de l’organisation du travail au XXIème siècle

Le modèle distribué fait écho à l’organisation du travail du XXIème siècle. Consolidé au cours des années 2000 avec l’informatisation croissante des métiers, il profite également de la diffusion à grande échelle des outils numériques et réseaux sociaux. A ce stade, l’accent est mis sur l’agilité et la flexibilité des structures et ses différentes composantes. De telles innovations accroissent son horizontalité et gomment les échelons hiérarchiques.

Management libéré et gestion évolutive : la gouvernance partagée

Aujourd’hui, le management doit répondre à de nombreux changements : aspirations des salariés à davantage d’autonomie et de flexibilité, brouillage des frontières entre sphères professionnelle et personnelle, innovation technologique permanente. Pour suivre le rythme, les organisations doivent supprimer au maximum les hiérarchies et promouvoir les échanges entre les personnes au sein du bureau ainsi de faciliter leur communication, en dehors et au sein de l’espace de travail. 

Des modèles de gestion horizontaux émergent. Ainsi, l’entreprise libérée (soutenu par Isaac Getz) et la gestion évolutive (défendu par Frédéric Laloux) mettent en lumière des nouveaux processus de décision, plus adaptés aux besoins des salariés, garantissant notamment leur participation en matière de décision et de participation. Dans ces modèles, la fonction de manager est quasi inexistante et chaque collaborateur est responsable de son poste. Chacun travaille à atteindre son objectif en pleine autonomie et en collaboration avec son service ou son équipe.

Avec le fonctionnement par projet, les équipes communiquent entre elles librement sans passer par une instance hiérarchique supérieure. Chaque salarié dispose d’une vision globale de la stratégie de l’entreprise et peut y placer l’apport de son propre projet dans l’aventure collective.

Les espaces de travail partagés et le coworking

C’est dans ce contexte que se développent les nouveaux espaces de travail tels que nous les connaissons aujourd’hui comme les tiers-lieux, les bureaux partagés et espaces de coworking. Lorsque le monde du travail est toujours connecté et qu’il existe de nombreuses façons de travailler (du présentiel au nomade), les différents lieux du travail doivent, eux aussi, s’adapter et chercher à accommoder tous les usages possibles.

Plus qu’un simple lieu de travail, ces espaces sont le lieu de fédération d’une communauté, un lieu de partage, un lieu flexible et adapté à différents usages et, surtout, un réseau. Et ce à un double sens : l’espace de travail s’organise physiquement de manière que tout le monde ait la même importance et le même poids dans l’entreprise, et aussi parce que c’est dans ces espaces qui se produit le fameux networking – ce lien durable entre les personnes et les entreprises afin d’établir des relations mutuellement avantageuses.

Morning, République, espace de coworking à Paris.

Toujours dynamique et connecté à l’échelle mondiale, l’espace de travail-réseau fait partie de la réalité des entreprises depuis au moins une décennie avec l’intensification de l’informatisation de nos activités de travail, l’émergence de nouvelles manières de travailler et l’essor des bureaux partagés et du coworking

Vous connectez d’abord les gens à l’intérieur du lieu de travail, puis vous connectez les organisations, puis vous connectez le monde. C’est là où nous en sommes car, aujourd’hui, les nouveaux espaces de travail sont à la pointe en la matière et deviennent eux-mêmes de véritables réseaux. 

Que ce soit à travers un aménagement adapté, des structures organisationnelles horizontales, des méthodes agiles ou bien des outils collaboratifs, la rencontre et l’échange entre les pairs sont au cœur de ces espaces de travail innovants.

L’entreprise n’est pas une institution figée et monotone, ses types d’organisation varient et avec eux, les modalités de travail des salariés ainsi que le lieu du travail. Du management vertical aux espaces de travail partagés et le coworking, l’avenir semble de plus en plus distribué et atomique !

François Bénard

Responsable éditorial, Morning.

François est responsable éditorial chez Morning. Ce qu'il préfère dans cette aventure ? Les rencontres et les échanges avec les voisins pour se réinventer en permanence.